: juin 2003

 
  Circonstance de découverte:
Ce sifflet a été acheté hors contexte par un collectionneur réputé de grès du Berry et de Puisaye. Sa curiosité avait été attirée par le fait que ce sifflet comporte une inscription et une date: 1834, détails surprenants sur une pièce de nature si modeste. De plus, la facture est de qualité moyenne, la pièce n'étant pas parfaitement lissée. Il est rare qu'un potier signe une pièce de ce type. Le collectionneur n'a pu identifier cette pièce parmi les centres de production dont il est un spécialiste reconnu.

Description générale:
Il s'agit d'un sifflet globulaire ovoïde à un trou de jeu situé sur la partie supérieure à l'arrière de l'objet. Le sifflet a une excellente sonorité et produit deux notes séparées d'un ton. Il est entièrement recouvert d'une glaçure au manganèse marron mouchetée de taches plus sombres à l'exception d'une petite zone de 1.5 cm de diamètre environ en dessous qui correspond à la zone de contact du sifflet.
Pour un sifflet en terre cuite de ce type, il est de grandes dimensions (11 cm de longueur). Il est difficile à première vue de définir s'il s'agit d'un grès ou d'une terre cuite car la surface visible est limitée et a été surcuite mais l'intérieur laisse deviner une terre cuite de couleur rose. Il s'agit bien d'une terre vernissée.

Juin 2003: le sifflet du mois
L max: 11 cm
H max: 6,3 cm
lmax: 6,3 cm
 
  Juin 2003: le sifflet du mois
Mourtrouy ?? 1834
L'inscription:
on trouve au centre de la face inférieure du sifflet trois initiales de 1.6 cm de haut: Les lettres JBR sont aisément lisibles. A droite de ces initiales remontant sur le coté du sifflet, une inscription en caractères plus petits (4mm environ) peut être interprétée en première approche comme "Mourtrouy". En dessous, la date 1834 est encadrée par un ovale.
 
  Etude de l'objet:

La typologie: les sifflets de forme ovoïde (ou piriformes) ne sont connus en France que dans le Sud-Ouest à Cox (NW de Toulouse). Les sifflets de Cox sont du même type mais non glaçurés et décorés simplement de traits d'engobe blancs. Les sifflets globulaires piriformes sont également le modèle servant de base aux sifflets du Berry. Plus au nord ou à l'ouest, les sifflets reposent généralement sur un piédouche. On peut donc penser à une zone d'origine allant du Centre au Sud Ouest. La glaçure ne peut renseigner plus car les glaçures au manganèse sont répandues dans toute la France.

Cox, début 20e s.
Cox début 20ème siècle
 
  Les inscriptions: les dédicaces des potiers comportent généralement leur nom, le lieu de fabrication ou encore le nom du client. En l'absence des "par moi..", "fait à..", "pour..", etc, ces trois interprétations sont possibles pour les initiales et le nom "Mourtrouy".
Les initiales font penser à "Jean-Baptiste" (au vu des prénoms usuels en 1834) sans livrer plus de renseignements.

Une recherche parmi les patronymes français n'a livré aucun nom proche de "Mourtrouy" aussi la piste du lieu de production a été ensuite explorée .
L'inscription peut être lue également: "Moi a trouy" car le "a" est parfois écrit avec une graphie semblable sur d'autres dédicaces de potiers. Trouy est un village du Berry mais aucune poterie n'y est référencée. Il serait surprenant également que le potier n'ait pas mis de majuscule au nom du village.
L'examen rapproché du "y" révèle qu'il s'agit en fait d'un "x". Un léger trait partant de cette lettre vers le bas et confondu avec une moucheture de la glaçure est une branche du "x". On aurait donc alors "Mourtroux".
Ce nom est toujours inconnu mais il existe deux "Mortroux": l'un dans la Creuse et l'autre en Belgique (province de Liège). La déformation phonétique du "ou" en "o" est fréquente en toponymie (Mortroux dérive de monasteriolum: petit monastère). En excluant le Mortroux belge à cause de la forme de la pièce, Mortroux en Creuse fait un bon candidat pour notre sifflet. Malheureusement, le Tardy ne cite pas ce village parmi les centres potiers français. C'est l'ouvrage de M. Maurice ROBERT "Les poteries populaires et les potiers du Limousin et de la Marche (du 18e siècle à nos jours)" (1972), qui va fournir la solution.

 
  La solution:

Mortroux est bien un centre potier (curieusement oublié dans le Tardy). Il est surtout réputé pour ses épis de faîtage anthropomorphes du 17 et 18ème siècles qui sont les plus remarquables du Limousin mais on y fabriquait aussi de la vaisselle commune. La glaçure utilisée sur le sifflet est conforme à celle des poteries de Mortroux et l'argile des rares pièces conservée est rougeâtre.
La liste des potiers de ce village va même permettre d'aller plus loin dans cette enquête. Les listes nominatives du village de 1856 relèvent deux familles alliées de potiers: les Renty et les Aléonard.
Les potiers Henry Renty et Fiacre Aléonard font de piètre candidats pour nos initiales "JBR" mais cette liste cite également les autres membres du foyer et Henry a un fils Jean-Baptiste âgé alors de 36 ans.
Ce fils avait donc 14 ans en 1834 et on peut maintenant comprendre qu'il s'agissait sans doute là de sa première pièce d'apprentissage. Les apprentis commençait souvent par fabriquer les sifflets (information rapportée par de nombreux anciens potiers). Il a donc daté et signé ce sifflet et l'a précieusement conservé. Jean-Baptiste a vécu jusqu'à un âge avancé car il est encore cité comme potier en 1911 (91 ans!) mais en 1896, il était inscrit comme rentier propriétaire de 22 ares 62 de terre. Cette longévité a sans doute contribué à préserver ce sifflet.

Ce simple sifflet a ainsi permis de combler le vide typologique des modèles de sifflets piriformes entre le Sud Ouest et le Centre; de découvrir un centre inconnu de production de sifflets; de confirmer qu'au siècle passé, les apprentis commençaient aussi à apprendre leur métier en essayant de faire des sifflets.
Il resterait à savoir à l'occasion de quelle fête ou foire ces sifflets étaient vendus.

Et oui, un sifflet peut parler!